DROITS DE L’HOMME :
A LA RECHERCHE D’UN FONDEMENT
Alain de Benoist
Lorsque l’Unesco eut décidé, en 1947, de lancer une nouvelle Déclaration
universelle des droits de l’homme — celle-là même qui allait être solennellement
proclamée le 10 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations-Unies —,
ses dirigeants entreprirent de procéder à une vaste enquête préalable. A l’initiative
notamment d’Eleanor Roosevelt, un comité international fut constitué afin de
recueillir l’opinion d’un certain nombre d’« autorités morales ». Environ 150
intellectuels de tous les pays se virent ainsi demander de déterminer la base
philosophique de la nouvelle Déclaration des droits. Cette démarche se solda par un
échec, et ses promoteurs durent se borner à enregistrer des divergences
inconciliables entre les réponses obtenues. Aucun accord n’ayant pu se dégager,
la commission des droits de l’homme de l’ONU décida de ne pas publier les
résultats de cette enquête.
Dans sa réponse, Jacques Maritain s’était déjà montré sans illusions, déclarant
qu’en ce qui concerne les droits de l’homme « un accord pratique est possible,
[mais] un accord théorique est impossible entre les esprits ». Il est pourtant évident
qu’il est difficile de parler de droits de l’homme sans une conception précise de
l’homme censé être porteur de ces droits. Or, aucun consensus n’a jamais pu
s’établir sur ce point. Faute d’être parvenu à un accord, on décida donc de
renoncer à justifier ce que l’on voulait affirmer. Les auteurs de la Déclaration
universelle en rédigèrent le texte dans une vision consensuelle ne correspondant
pas à la réalité. « La Déclaration, constate François Flahaut, devait être acceptée
par tous à la condition que personne ne demande ce qui la justifie. Cela revenait à
l’imposer d’autorité » (1).
René Cassin avait coutume de dire que les droits de l’homme reposent « sur un
acte de foi dans l’amélioration de l’avenir et du destin de l’homme ». Un tel « acte
de foi » se justifierait donc par ses finalités. « Ces fins, écrit Julien Freund, nous les
posons comme normes, donc nous les affirmons dogmatiquement comme valables
et dignes d’être recherchées ; elles n’ont pas le caractère apodictique d’une
proposition scientifique » (2). Il en résulte que la conception de l’homme sur
laquelle repose la théorie des droits relève, non de la science, mais de l’opinion. De
ce seul fait, à l’instar d’une religion — toute croyance ne vaut que dans l’exacte
mesure où l’on y croit —, ils ne peuvent avoir qu’une validité optative, c’est-à-dire
qu’ils ne s’imposent que pour autant que l’on accepte de les voir s’imposer,
qu’ils n’ont d’autre validité que celle que l’on décide de leur accorder. « Toute
réflexion cohérente sur les droits de l’homme, dit encore Julien Freund, ne peut
partir que du fait fondamental suivant : ils n’ont pas été établis scientifiquement,
mais dogmatiquement » (3). « Les droits de l’homme, ajoute François De Smet, ne
peuvent échapper à leur qualification d’idéologie. A ce titre, ils sont exposés à la
critique » (4).
La définition même de l’homme dont parle la théorie des droits est moins
évidente qu’il y paraît. La preuve en est que bien des « droits de l’homme » n’ont
été étendus que progressivement aux femmes et à diverses autres catégories de
populations humaines (5). On peut rappeler, à titre de symbole, que les deux pays
occidentaux qui ont le plus longtemps maintenu en vigueur l’institution de
l’esclavage, la France et les Etats-Unis, sont aussi ceux qui furent les premiers à
proclamer les droits de l’homme. Plusieurs des rédacteurs de la Déclaration
américaine des droits de 1776 étaient d’ailleurs eux-mêmes des propriétaires
d’esclaves.
Il n’existe pas non plus de consensus doctrinal ou philosophique quant à la
définition des droits. « Une sorte de flou enveloppe la notion même de droits
fondamentaux », reconnaît le juriste Jean Rivero (6). Lorsque l’on parle d’un
« droit de l’homme », veut-on dire que ce droit possède possède une valeur
intrinsèque, une valeur absolue ou une valeur instrumentale ? Qu’il est d’une telle
importance que sa réalisation doit l’emporter sur toute autre considération, ou qu’il
compte seulement parmi les choses indispensables ? Qu’il donne un pouvoir ou un
privilège ? Qu’il permet de faire ou qu’il confère une immunité ? Autant de
questions, autant de réponses.
Les critiques de la théorie des droits en ont souvent souligné le caractère flou,
mais aussi contradictoire. Taine écrivait par exemple, à propos de la Déclaration de
1789 : « La plupart des articles ne sont que des dogmes abstraits, des définitions
métaphysiques, des axiomes plus ou moins littéraires, c’est-à-dire plus ou moins
faux, tantôt vagues et contradictoires, susceptibles de plusieurs sens et
susceptibles de sens opposés, bons pour une harangue d’apparat et non pour un
usage effectif, simple décor, sorte d’enseigne pompeuse, inutile et pesante... » (7).
Des propos analogues se retrouvent sous la plume de tous les auteurs de la
Contre-Révolution.
Qu’il y ait toujours eu désaccord sur la portée et le contenu des droits de
l’homme ne saurait être contesté. L’art. 2 de la Déclaration de 1789, par exemple,
fait du droit de « résistance à l’oppression » l’un des droits naturels et
imprescriptibles (8). Kant, au contraire, nie l’existence d’un tel droit et va jusqu’à
prôner le devoir d’obéissance aux dictatures (9). Il justifie ce refus en affirmant que
le droit ne peut et ne doit jamais s’effectuer que par le droit, ce qui signifie qu’un
état juridique n’est possible que par soumission à la volonté législatrice d’un Etat.
(Le droit naturel s’inverse ici brusquement en droit positif). La Déclaration de 1789
stipule aussi, à la façon de Locke, que le droit de propriété est « inviolable et
sacré ». La Déclaration de 1948 se garde bien de reprendre cette formule à son
compte. La plupart des défenseurs des droits des peuples dissocient peuple et Etat,
ce qui est indispensable si l’on veut défendre les droits des minorités. Mais Hans
Kelsen, théoricien de l’Etat de droit, refuse expressément cette distinction. Le
principe de non-rétroactivité des lois, tenu en 1789 pour un droit imprescriptible, a
été abandonné s’agissant des « crimes contre l’humanité ». La liberté
d’expression, garantie sans condition aux Etats-Unis au titre des droits de
l’homme, ne l’est pas en France, autre « patrie des droits de l’homme », au motif
que certaines opinions ne méritent pas d’être considérées comme telles. Il est
également possible aux Etats-Unis de vendre son sang, alors que le droit français
rend nul tout contrat onéreux portant sur un produit du corps humain. On pourrait
multiplier les exemples.
Les droits de l’homme peuvent aussi se révéler contradictoires entre eux. D’une
façon générale, il est fréquent que les droits relevant de la liberté positive entrent en
contradiction avec ceux qui relèvent de la liberté négative : le droit au travail, par
exemple, peut avoir pour obstacle le droit de propriété ou le droit de libre initiative.
La loi française garantit depuis 1975 le droit à l’avortement, mais le texte des lois
sur la bioéthique adoptées le 23 juin 1994 à l’Assemblée nationale interdit les
expériences sur l’embryon en alléguant la nécessité d’un « respect de l’être
humain dès le commencement de la vie ». Si l’on estime que l’embryon n’est pas
encore un être humain, on voit mal pourquoi il serait interdit d’expérimenter sur lui.
Si l’on estime qu’il en est un, on voit mal comment justifier l’avortement.
Comment démêler dans ces conditions les « vrais » droits des « faux » ?
Comment empêcher que les « droits de l’homme » ne deviennent une expression
passe-partout, simple flatus vocis n’ayant que le sens, toujours changeant, qu’on
leur attribue en telle ou telle circonstance ? Jean Rivero observe pour sa part que
« le paradoxe majeur du destin des droits de l’homme depuis deux siècles est sans
doute le contraste entre le dépérissement de leurs racines idéologiques et le
développement de leur contenu et de leur audience à l’échelle universelle ? » (10).
C’est une autre façon de dire que plus s’étend le discours des droits de l’homme,
et plus s’accroît l’incertitude touchant à leur nature et à leurs fondements.
Or, cette question des fondements se pose de nos jours avec une acuité toute
particulière. C’est en effet seulement à date récente, comme le dit Marcel Gauchet,
que la problématique des droits de l’homme « a fini par sortir des livres pour se
faire histoire effective » (11). A partir du XIXe siècle, la vogue de la théorie des droits
de l’homme avait été ralentie, voire suspendue, sous l’influence des théories
historicistes, puis des doctrines révolutionnaires. Penser en termes de mouvement
de l’histoire, en termes de progrès, conduisait nécessairement à relativiser
l’importance du droit. En même temps, l’avènement du temps de l’histoire
entraînait un certain discrédit de l’intemporalité abstraite caractérisant un « état de
nature » d’où procéderaient les droits. La chute des régimes totalitaires, le
dépérissement des espérances révolutionnaires, la crise de toutes les
représentations de l’avenir, et notamment de l’idée de progrès, ont très
logiquement coïncidé avec un retour en force de l’idéologie des droits.
Historiquement, à partir de 1970, les droits de l’homme ont d’abord été opposés
au système soviétique. Depuis l’effondrement de ce dernier — par une remarquable
coïncidence, l’année de la chute du Mur de Berlin a aussi été celle du bicentenaire
de la Déclaration de 1789 —, ils sont employés tous azimuts pour disqualifier des
régimes ou des pratiques de toute sorte, en particulier dans le Tiers-monde, mais
aussi pour servir de modèle à de nouvelles politiques nationales et internationales.
L’Union européenne leur a donné elle-même une place de premier rang (12), tandis
que l’on assiste depuis quelques années, chez des auteurs comme Rawls,
Habermas, Dworkin et bien d’autres, à une nouvelle tentative de fondation en droit
de la communauté politique. La question du fondement des droits de l’homme se
trouve donc à nouveau posée (13).
Dans sa version canonique, chez Locke comme chez Hobbes, la théorie des
droits « procède par rationalisation mythique de l'origine. Elle projette dans le passé
abstrait de l'état de nature, passé hors histoire, la recherche d'une norme
primordiale en elle-même intemporelle quant à la composition du corps politique »
(14). On peut qualifier cette démarche de cognitive-descriptive. Les droits, dans
cette optique, sont ce que tous les hommes sont censés « posséder » au seul motif
qu'ils sont des hommes. L'individu tient ses droits imprescriptibles de l'« état de
nature », comme autant d'attributifs constitutifs de son être. C'est la légitimation
classique par la nature humaine.
Cette légitimation apparaît clairement dans les grands textes fondateurs. La
Déclaration d'indépendance américaine déclare que tous les hommes ont été
« créés égaux », qu'ils sont pourvus (endowed) par leur Créateur d'un certain
nombre de droits inaliénables. La Déclaration universelle de 1948 proclame dès son
art. 1 : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils
sont doués de raison et de conscience ». C'est parce qu'ils sont naturels et innés
que les droits sont inaliénables et imprescriptibles.
De nombreux défenseurs de l'idéologie des droits s'en tiennent aujourd'hui
encore à ce raisonnement. Francis Fukuyama, par exemple, affirme que « toute
discussion sérieuse sur les droits de l'homme doit se fonder en dernière instance
sur une vision des finalités ou des objectifs de l'existence humaine qui, à son tour,
doit presque toujours se fonder sur une conception de la nature humaine » (15).
Selon lui, seule « l'existence d'une unique nature humaine partagée par tous les
habitants du monde peut fournir, au moins en théorie, un terrain commun pour
fonder des droits de l'homme universels » (16). C'est pourquoi il reste partisan d'un
recours au langage des droits (rights talk), celui-ci étant « plus universel et plus
facilement compris ». Il ajoute que le discours des droits vaut parce que tous les
hommes ont les mêmes préférences, ce qui montre qu'ils sont « en fin de compte
fondamentalement les mêmes » (17). On retrouve ce raisonnement, de type
lockéen, chez des conservateurs comme Tibor R. Machan (18), Eric Mack, Douglas
Rasmussen ou Douglas J. Den Uyl, dans une perspective qui s'inspire aussi de
l'objectivisme libertarien de Ayn Rand.
Cette démarche se heurte à de très grandes difficultés, à commencer par le fait
qu'il n'existe pas de consensus sur la « nature humaine ». Au cours de l'histoire, la
notion même de « nature » a fait l'objet des définitions les plus contradictoires. Pour
les Anciens, la nature humaine ordonne les individus au bien commun. Pour les
Modernes, elle légitime leur droit de poursuivre n'importe quelle fin, si bien qu’ils
n'ont fondamentalement en commun que ce droit. En outre, une fois qu'on a
démontré qu'il existe une nature humaine, on n'a nullement démontré qu'il en
découle que l'homme a des droits au sens que la doctrine des droits de l'homme
donne à ce mot.
Hegel avait déjà constaté qu'il est difficile d'alléguer la « nature » pour conclure à
l'égalité des hommes entre eux : « Il faut dire que, par nature, les hommes sont bien
plutôt seulement inégaux » (19). Les sciences de la vie n'ont pas démenti ce point
de vue. L'étude de la nature biologique de l'homme, qui n'a cessé de progresser ces
dernières décennies, montre que la « nature » est fort peu égalitaire et surtout que,
loin de l'individu soit la base de l'existence collective, c'est bien plutôt la collectivité
qui constitue la base de l'existence individuelle : pour Darwin comme pour Aristote,
l'homme est d'abord par nature un être social. Dans un article qui a fait grand bruit,
Robin Fox a écrit que l'on pourrait d'ailleurs tirer de cette étude de la nature
biologique de l'homme des conclusions allant directement à l'encontre de l'idéologie
des droits de l'homme, par exemple une légitimation du meurtre, de la vengeance,
du népotisme, du mariage arrangé ou du viol : « Il n'y a rien dans les “lois de la
nature” qui nous dise qu'un groupe d'individus apparentés génétiquement n'a pas le
droit de chercher par tous les moyens à maximiser le succès reproductif de ses
membres » (20). Fox en tirait la conclusion que les « droits naturels » dont parle
l'idéologie des droits, soit vont à l'encontre de ce que l'on observe effectivement
dans la nature, soit concernent des choses sur lesquelles la nature ne dit
strictement rien. On retrouve une conclusion semblable chez Paul Ehrlich (21).
Baudelaire, plus radical, affirmait : « La nature ne peut conseiller que le crime ».
Une autre difficulté tient à la portée de ce que l'on peut tirer d'un constat de fait.
La tradition libérale anglo-saxonne n'a cessé d'affirmer, à la suite de David Hume,
G.E. Moore, R.M. Hare et quelques autres, que de l'être on ne saurait tirer un
devoir-être : l'erreur du « naturalisme » (naturalistic fallacy) consisterait à croire que
la nature peut fournir une justification philosophique de la morale ou du droit. Cette
affirmation est extrêmement discutable, pour des raisons qu'on n'exposera pas ici.
Mais d'un point de vue libéral, elle entre en contradiction avec l'idée que le
fondement des droits de l'homme serait à rechercher dans la nature humaine. A
supposer même en effet que l'homme ait jamais eu à l'« état de nature » les
caractéristiques que l'idéologie des droits lui attribue, si l'on ne peut tirer de l'être un
devoir-être, si l'on ne peut passer d'une constatation indicative à une prescription
impérative, on ne voit pas comment le constat des « droits » pourrait justifier
l'exigence de les préserver. Tel est précisément l'argument que Jeremy Bentham
faisait valoir contre les droits de l'homme : compte tenu de la scission du droit et du
fait, même si la nature humaine est ce qu'en disent les partisans des droits, on ne
saurait en tirer aucune prescription. La même argumentation se retrouve, dans une
autre optique, chez Hans Kelsen comme chez Karl Popper (22). Elle a été reprise,
plus récemment, par Ernest van den Haag (23).
L'idée d'un « état de nature » ayant précédé toute forme de vie sociale, enfin,
apparaît aujourd'hui de moins en moins tenable. Certains défenseurs des droits de
l'homme le reconnaissent ouvertement. Jürgen Habermas, par exemple, n'hésite
pas à dire que « la conception des droits de l'homme doit être libérée du poids
métaphysique que constitue l'hypothèse d'un individu donné avant toute
socialisation et venant en quelque sorte au monde avec des droits innés » (24). On
tend alors à faire de l'individu isolé une hypothèse rationnelle nécessaire ou une
fiction narrative utile. Rousseau évoquait déjà cet état de nature « qui n'a peut-être
point existé », mais « dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes »
(Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité). L'état de nature serait une
« fiction nécessaire » permettant d'imaginer ce que serait la condition des hommes
avant qu'ils soient soumis à une forme quelconque d'obéissance, c'est-à-dire avant
tout rapport social. On en déduit que dans un tel état, ils seraient « libres et égaux ».
C'est évidemment pure spéculation. « Bien entendu, écrit Raymond Aron, les
formules comme “les hommes naissent libres et égaux en droit” ne résistent pas à
l'analyse : “naître libre”, au sens propre, ne signifie rien » (25).
Le discours des droits de l'homme qui fait aujourd'hui retour est donc beaucoup
plus problématique que celui qui s'énonçait à l'époque des Lumières. « Si retour du
droit il y a, observe Marcel Gauchet, c'est un droit sans la nature. Nous avons le
contenu du droit subjectif sans le support qui a permis de l'élaborer » (26). Si la
nature humaine n'est pas ce qu’on croyait en savoir au XVIIIe siècle, sur quoi
fonder la doctrine des droits naturels ? Si l'avènement de la société ne correspond
plus à une sortie de l'« état de nature », comment en rendre compte d'une façon qui
reste compatible avec la théorie des droits, c'est-à-dire avec une théorie centrée sur
l'individu ?
Certains auteurs, comme James Watson, pensent qu'il vaudrait mieux cesser de
raisonner en termes de « droits » de l'homme et se borner à parler de « besoins »
ou d'« intérêts humains ». Mais cette démarche, qui revient à remplacer l'approche
morale par une approche de type utilitariste ou conséquentialiste, se heurte au fait
qu'aucun consensus ne peut s'établir sur la valeur des « intérêts » ou sur la
hiérarchie des « besoins », compte tenu du caractère éminemment subjectif et
intrinsèquement conflictuel de ces notions. En outre, les intérêts sont par définition
toujours négociables, tandis que les valeurs et les droits ne le sont pas (le droit à la
liberté ne se réduit pas à l'intérêt qu'un individu peut avoir à être libre). Enfin,
l'utilitarisme ne saurait fonder les droits de l'homme, puisqu'il pose en principe qu'il
est toujours légitime de sacrifier certains hommes si ce sacrifice permet
d'augmenter la « quantité de bonheur » d'un nombre d'hommes plus important (27).
Une alternative plus ambitieuse est celle de la philosophie kantienne, qui prône
une morale fondée sur l'indépendance de la volonté. Le vrai choix moral, affirme
Kant, implique la liberté de la volonté, c'est-à-dire un libre vouloir qui
s’autodétermine en s’affranchissant de toute causalité naturelle. Définissant
comme juste toute action « qui peut faire coexister la liberté de l'arbitre de chacun
avec la liberté de tout autre selon une loi universelle » (28), Kant fait de la liberté le
seul « droit originaire qui appartient à tout homme en vertu de son humanité ». Dans
cette optique, l'essence pure du droit réside dans les droits de l'homme, mais ceux-
ci ne se fondent plus sur la nature humaine, mais sur la dignité (Würde). Respecter
la dignité de l'homme, c'est respecter le respect de la loi morale qu'il porte en lui.
« L'humanité elle-même est une dignité, écrit Kant, car l'homme ne peut être utilisé
par aucun homme (ni par d'autres, ni même par lui) simplement comme moyen,
mais il faut toujours qu'il le soit en même temps comme une fin, et c'est en cela
précisément que consiste sa dignité, grâce à laquelle il s'élève au-dessus de tous
les autres êtres du monde qui ne sont pas des êtres humains et qui peuvent en tout
état de cause être utilisés, par conséquent au-dessus de toutes les choses » (29).
Par rapport au précédents théoriciens des droits de l'homme, le changement de
perspective est radical. « A l'origine, rappelle Pierre Manent, les droits de l'homme
sont les droits naturels de l'homme, ceux qui sont inscrits dans sa nature
élémentaire [...] La dignité humaine, en revanche, se constitue, selon Kant, en
prenant une distance radicale ou essentielle par rapport aux besoins et désirs de sa
nature » (30). La théorie morale de Kant est en effet une théorie déontologique,
c'est-à-dire qu'elle ne dépend d'aucune proposition substantielle concernant la
nature humaine ou les finalités humaines qui découleraient de cette nature. La
raison elle-même ne reçoit plus chez lui une définition substantielle, mais une
définition purement procédurale, ce qui veut dire que le caractère rationnel d’un
agent s’éprouve à sa façon de raisonner, à sa façon de parvenir à un résultat, non
au fait que le résultat de son raisonnement est substantiellement exact au sens
d’une conformité à un ordre extérieur. Emanant de la seule volonté, la loi morale
exprime le statut de l’agent rationnel. C’est un prolongement de la théorie
cartésienne d’une pensée « claire et distincte », elle-même dérivée de la
conception augustinienne de l’intériorité. Pour Kant, la procédure décisive de la
raison est l’universalisation.
Dès lors, non seulement les droits ne dérivent plus de la nature humaine, mais
d'une certaine façon ils s'y opposent. Agir moralement, c’est agir par devoir, non
par inclination naturelle. La loi morale ne s’impose plus de l’extérieur, elle est
prescrite par la raison elle-même. L’ordre naturel ne détermine plus nos finalités et
nos objectifs normatifs, nous sommes désormais tenus de produire la loi morale à
partir de nous-mêmes. C’est pourquoi Kant recommande, non plus de se
conformer à la nature, mais de construire une image des choses en suivant les
canons de la pensée rationnelle. La liberté, chez Kant, n'est pas une tendance ou
un attribut de la nature humaine, mais l'essence même du vouloir humain — une
faculté absolutisée, détachée de toute contingence, faculté permettant de s'arracher
à toute forme de déterminisme et dont le seul critère est l'appartenance à l'univers
moral de l'humanisme abstrait. (Idée assez proche de la doctrine calviniste : la
nature humaine est pécheresse, et l'attitude morale consiste à s'affranchir de tout
désir ou penchant naturel. On trouvait déjà cette idée chez Platon). L'abstraction
des droits de l'homme, hautement revendiquée, met ainsi la nature hors jeu. A la
limite, l'humanité se définit comme capacité à s'affranchir de la nature, à
s'émanciper de toute détermination naturelle, puisque toute détermination donnée
en amont de soi contredit l'indépendance de la volonté.
Cette théorie, que l'on retrouve chez un John Rawls (31) et de nombreux autres
auteurs libéraux, s'expose à un reproche bien connu : les principes ayant été posés
a priori, comment peut-on être sûr qu'ils s'appliquent à la réalité empirique ? Et
comment concilier la mise hors jeu de la nature humaine avec les acquis des
sciences de la vie, qui en établissent la réalité avec toujours plus de force (32) ?
Hegel avait déjà souligné que l'universalisme kantien, faute de prendre en
compte l'éthicité sociale (Sittlichkeit), c'est-à-dire l'ensemble des obligations morales
envers la communauté à laquelle on appartient qui résultent du seul fait d'y
appartenir — obligations largement fondées sur des coutumes et des pratiques
établies —, est incapable de fournir des normes concrètes pour l'action. Restant
impuissant à fixer des contenus au devoir et à distinguer les actions moralement
bonnes, il ne parvient pas à se départir d'un subjectivisme formel. L'autonomie
morale n'est ainsi acquise qu'au prix du vide : l'idéal d'arrachement renvoie à une
liberté recherchée par elle-même, à une liberté sans contenu. Mais le même idéal
renvoie aussi à un certain ethnocentrisme, car il ne saurait y avoir de droits formels
et procéduraux qui n'impliquent pas de façon subreptice un contenu substantiel :
« La déclaration de droit est aussi une affirmation de valeur » (Charles Taylor). Les
éthiques libérales se caractérisent communément par la recherche d'un principe
formel, axiologiquement neutre, qui puisse constituer un critère universalisable.
Cette neutralité axiologique est toujours artificielle.
Quant à la raison, elle ne peut elle aussi que rester muette sur ses propres
fondements. Alasdair MacIntyre a montré qu'elle n'est jamais neutre ou
intemporelle, mais au contraire toujours liée à un contexte culturel et social-
historique (33). La raison kantienne croit pouvoir connaître une loi universelle, c'est-
à-dire un monde qui lui serait extérieur, alors qu'elle ne peut jamais la produire qu'à
partir d'elle-même. Toujours tributaire de ses incarnations particulières, elle est
indissociable d'une pluralité de traditions.
La notion de dignité n'est pas moins équivoque. On sait que les théoriciens
modernes des droits de l'homme, même lorsqu'ils ne se réfèrent pas explicitement à
la philosophie de Kant, en font toujours grand usage (34). Le mot « dignité », absent
de la Déclaration des droits de 1789, figure au préambule de la Déclaration
universelle de 1948, qui évoque expressément « la dignité inhérente à tous les
membres de la famille humaine ». Cette dignité est évidemment le propre d’une
humanité abstraite. Elle « se rattache toujours à l’humanité intrinsèque affranchie
de toute règle ou norme imposée socialement », écrit Peter Berger (35). On sait
qu’historiquement, la dignité, attribuée à tous, a remplacé l’honneur, présent chez
quelques uns.
Dans son acception actuelle, le terme possède une certaine résonance
religieuse. L'idée d'une dignité égale en tout homme n'appartient en effet ni au
langage juridique ni au langage politique, mais au langage moral. Dans la tradition
biblique, la dignité a un sens précis : elle élève l'homme au-dessus du reste de la
création, elle lui assigne un statut séparé. Elle le pose, en tant que seul titulaire
d'une âme, comme radicalement supérieur aux autres vivants (36). Elle a aussi une
portée égalitaire, puisque nul homme ne saurait être regardé comme plus ou moins
digne qu'un autre. Cela signifie que la dignité n'a rien à voir avec les mérites ou les
qualités qui sont propres à chacun, mais qu’elle constitue déjà un attribut de la
nature humaine. Cette égalité est mise en rapport avec l'existence d'un Dieu
unique : tous les hommes sont « frères » parce qu'ils ont le même Père (Malachie 2,
10), parce qu'ils ont tous été créés « à l'image de Dieu » (Gen. 9, 6). Comme le dit
la Michna : « L'homme fut créé en un exemplaire unique afin que nul ne dise à
l'autre : mon père est supérieur au tien » (Sanhedrin 4, 5). Tout en insistant sur
l'amour plus que sur la justice, le christianisme a repris la même idée à son compte :
la dignité est d'abord le titre par lequel l'homme peut à bon droit être posé comme le
maître de l'inanimé, le centre de la création.
Chez Descartes, l'affirmation de la dignité humaine se développe à partir de la
valorisation de l'intériorité comme lieu d'autosuffisance, comme lieu du pouvoir
autonome de la raison. Chez les Modernes, la dignité est toujours un attribut, mais
au lieu que cet attribut soit reçu de Dieu, il devient un trait caractéristique que
l'homme tient d'emblée de sa nature. Enfin, chez Kant, la dignité est directement
associée au respect moral. « On pourrait dire, écrit Pierre Manent, que la
conception kantienne est une radicalisation, et donc une transformation, de la
conception chrétienne que saint Thomas en particulier avait mise au point. Si, pour
saint Thomas, la dignité humaine consiste à obéir librement à la loi naturelle et
divine, elle consiste pour Kant à obéir à la loi que l'homme se donne à lui-même »
(37).
Quel que soit le sens qu'on lui donne, la dignité devient problématique dès lors
qu'on la pose comme un absolu. On comprend ce que veut dire être « digne de »,
relativement à telle ou telle chose, mais « digne » en soi ? La dignité telle que la
conçoit la théorie des droits est-elle un droit ou un fait ? Une qualité de la nature ou
de la raison ? A Rome, la dignitas était étroitement liée à un rapport de
comparaison, nécessaire pour déterminer les qualités qui faisaient que l'on méritait
quelque chose, qu'on en était digne. Cicéron : « Dignitas est alicujus honesta et
cultu et honore et verecundia digna auctoritas » (38). Dans cette optique, la dignité
ne pouvait évidemment pas être présente également en chacun (39). La dignité
moderne, au contraire, est un attribut qui ne saurait faire l'objet d'un plus ou d'un
moins, puisqu'elle est le fait de tous. L'homme qui est digne ne s'oppose plus à
l'homme qui est indigne, et la « dignité de l'homme » devient un pléonasme, puisque
c'est le fait d'être un homme, quel qu'il soit, qui rend digne. Cependant, si l'homme
doit être respecté en raison de sa dignité et que ce qui fonde sa dignité est son droit
au respect, on est dans un raisonnement circulaire (40). Enfin, si tout le monde est
digne, c'est comme si personne ne l'était : les facteurs de distinction doivent
seulement être recherchés ailleurs.
Conscients des difficultés que soulève la légitimation des droits de l'homme par la
nature humaine, les héritiers modernes de Kant (41) abandonnent toute démarche
de type cognitiviste pour adopter une approche prescriptiviste. Mais alors, en toute
rigueur, les droits qu'ils défendent ne sont plus des droits. Ce sont seulement des
exigences morales, des « idéaux humains », qui ne représentent au mieux que ce
que l'on a besoin de poser comme des droits pour parvenir à un état social jugé, à
tort ou à raison, comme désirable ou meilleur. Ils perdent alors toute vertu
contraignante, car des idéaux ne confèrent par eux-mêmes aucun droit (42).
Une autre façon de fonder les droits de l'homme consiste à les faire reposer sur
l'appartenance à l'espèce humaine. L'humanité, comme dans la Bible, est alors
présentée comme une « grande famille », dont tous les membres seraient
« frères ». Ceux qui adoptent cette démarche font observer que tous les hommes
sont apparentés les uns aux autres, du fait de leur appartenance commune à
l'espèce humaine. Ils affirment ensuite que c'est sur la base de cette parenté qu'on
doit leur attribuer ou leur reconnaître les mêmes droits. André Clair propose ainsi de
faire reposer les droits de l'homme, non sur l'égalité ou la liberté, mais sur le « tiers
droit » de la fraternité. Du même coup se trouverait désamorcée la charge
individualiste de la théorie classique des droits : « Si l'on pense la fraternité en
relation avec la paternité, on se trouve engagé dans une problématique nouvelle,
qui n'est plus celle des droits de l'homme au sens habituel (subjectif), mais celle de
l'enracinement dans une lignée ou une tradition » (43).
Cette démarche est intéressante, mais elle se heurte à son tour à
d'insurmontables difficultés. Tout d'abord, elle contredit à angle droit la doctrine
selon laquelle les droits de l'homme sont fondamentalement des droits individuels,
la source de ces droits étant l'individu considéré par lui-même, non en fonction de
son histoire, de son appartenance ou de sa généalogie. Or, de la seule
appartenance à l'espèce il est évidemment plus aisé de tirer des droits collectifs que
des droits de l'individu. A cette contradiction s'en ajoute une autre, dans la mesure
où la fraternité se définit avant tout, non pas comme un droit, mais comme un devoir
qui ne s'appréhende que sur le mode normatif du rapport à autrui : dire que tous les
hommes sont frères veut seulement dire qu'ils doivent tous se regarder comme tels.
La vulgate idéologique des droits de l'homme stipule explicitement que les droits
dont elle parle sont ceux de l'homme en soi, c'est-à-dire d'un homme dessaisi de
toutes ses appartenances. Il s'en déduit que le statut moral (les droits) ne peut
jamais être fonction de l'appartenance à un groupe. Or, l'humanité constitue bel et
bien un groupe. La question est alors de savoir pourquoi on reconnaît à ce groupe
une valeur morale qu'on dénie aux instances infraspécifiques, pourquoi l'on affirme
que toutes les appartenances doivent être tenues pour nulles tout en en considérant
une, l'appartenance à l'humanité, comme décisive. Jenny Teichmann, qui fait partie
des auteurs qui cherchent à faire reposer les droits sur l'appartenance à l'espèce
humaine, écrit qu'« il est naturel pour des êtres grégaires de préférer les membres
de leur propre espèce, et les humains ne font pas exception à cette règle » (44).
Mais pourquoi cette préférence, légitime au niveau de l'espèce, ne le serait-elle pas
aussi à d'autres niveaux ? Si les agents moraux sont habilités à octroyer un
traitement préférentiel sur la base de la proximité relative créée par une
appartenance commune, ou par le type particulier de relations qui en résulte,
pourquoi cette attitude ne pourrait-elle pas être généralisée ? On peut certes
répondre que l'appartenance à l'espèce prime les autres parce qu'elle est la plus
vaste, qu'elle englobe toutes les autres. Cela n'explique pas pourquoi toutes les
appartenances possibles devraient être délégitimées au profit de celle qui les
surclasse, ni pourquoi ce qui est vrai à un certain niveau cesserait de l'être à un
autre.
La définition biologique de l'homme comme membre de l'espèce humaine est en
outre tout aussi conventionnelle ou arbitraire que les autres : elle repose sur l'unique
critère de l'interfécondité spécifique. Cependant, l'évolution de la législation sur
l'avortement a conduit à reconnaître qu'un embryon n'est qu'un homme en
puissance, et non en acte. L'idée sous-jacente est que la définition de l'homme par
les seuls facteurs biologiques ne suffit pas. On a donc tenté d'aller au-delà, en
faisant valoir que ce n'est pas seulement parce qu'ils appartiennent à une autre
espèce que les hommes se distinguent du reste des vivants, mais aussi et surtout
par tout un ensemble de capacités et de caractéristiques qui leur sont propres.
L'inconvénient est que, quelle que soit la capacité ou la caractéristique retenue, il
est peu probable qu'elle se trouve également présente en chacun. Définir par
exemple l'appartenance à l'espèce humaine par la conscience de soi ou la capacité
à se poser soi-même en sujet de droit, pose immédiatement le problème du statut
des enfants en bas-âge, des vieillards séniles et des handicapés profonds.
C'est précisément cette double contradiction que n'ont pas manqué d'exploiter
ceux qui militent pour les « droits des animaux », voire pour l'octroi des droits de
l'hommes aux grands singes. Dénonçant comme « spéciste » la doctrine selon
laquelle seuls les hommes devraient être reconnus comme titulaires de droits, ils
estiment qu'il n'y a rien de moral à attribuer un statut moral particulier à des êtres
vivants sur la seule base de leur appartenance à un groupe, en l'occurrence
l'espèce humaine. Ils affirment d'autre part que les grands singes appartiennent à la
« communauté morale » dans la mesure où ils possèdent, au moins à l'état
rudimentaire, des caractéristiques (conscience de soi, sens moral, langage
élémentaire, intelligence cognitive) que certains humains « non paradigmatiques »
(handicapés profonds, demeurés, séniles, etc.) ne possèdent pas ou ne possèdent
plus. Ils retournent en d'autres termes contre les partisans de la théorie classique
des droits de l'homme, l'argument utilisé par ces derniers pour discréditer les
appartenances infraspécifiques.
« Attribuer une valeur spéciale ou des droits spéciaux aux membres de l'espèce
humaine au seul motif qu'ils en sont membres, écrit ainsi Elvio Baccarini, est une
position moralement arbitraire, qui ne se distingue pas du sexisme, du racisme ou
de l'ethnocentrisme » (45). « Sommes-nous disposés, ajoute Paola Cavalieri, à dire
que la parenté génétique qu'implique l'appartenance à une même race justifie
d'accorder un statut moral particulier aux autres membres de sa race ? La réponse
à l'évidence négative conduit donc à rejeter la défense de l'humanisme fondé sur la
parenté » (46).
La réponse classique à ce type d'arguments, qui reposent sur la déconstruction
de la notion d'humanité par recours à l'idée de continuité biologique entre les
vivants, est que les animaux peuvent être des objets de droit (nous avons des
devoirs envers eux), mais non des sujets de droit. Une autre réponse consiste à
approfondir la notion de spécificité humaine, une troisième à pousser le
raisonnement à l'absurde : pourquoi s'arrêter aux grands singes et ne pas attribuer
les mêmes « droits » aux félins, aux mammifères, aux insectes, aux paramécies ?
Le débat ne peut en fait que tourner court dans la mesure même où le problème est
posé en termes de « droits ».
Le pape Jean-Paul II, dans l'encyclique Evangelium vitæ, affirme pour sa part
que tous les hommes et seuls les hommes sont titulaires de droits, car ils sont les
seuls êtres capables de reconnaître et d'adorer leur Créateur. Cette affirmation,
outre qu'elle repose sur une croyance qu'on n'est pas obligé de partager, se heurte
à l'objection déjà mentionnée plus haut : de toute évidence, ni les nouveaux-nés, ni
les vieillards atteints de la maladie d'Alzheimer, ni les grands malades mentaux ne
sont capables « de reconnaître et d'adorer » Dieu.
Certains auteurs n'en estiment pas moins nécessaire de reconnaître que le fond
de l'idéologie des droits de l'homme est inévitablement religieux. Michael Perry, par
exemple, écrit qu'il n'y a aucun raison positive de défendre les droits de l'homme si
l'on ne pose pas d'emblée que la vie humaine est « sacrée » (47). Cette affirmation
laisse songeur quand elle émane, ce qui n'est pas rare, d'athées déclarés. Alain
Renaut s'est moqué, non sans raison, de ces théoriciens qui, après avoir décrété la
« mort de l'homme », n'en défendent pas moins les droits de l'homme, c'est-à-dire
les droits d'un être dont ils ont eux-mêmes proclamé la disparition. Le spectacle de
ceux qui professent le caractère « sacré » des droits de l'homme tout en se flattant
d'avoir supprimé toute forme de sacré dans la vie sociale, n'est pas moins cocasse.
Tout à l'opposé, certains pensent au contraire que la défense des droits de
l'homme n'a besoin d'aucun fondement métaphysique ou moral. Pour Michael
Ignatieff, il est inutile de chercher dans la nature humaine une justification des
droits, pas plus qu'il n'est nécessaire de dire que ces droits sont « sacrés » (48). Il
suffit de prendre en compte ce que les individus estiment en général être juste.
William F. Schulz, directeur exécutif d'Amnesty International, assure lui aussi que
les droits de l'homme ne sont rien d'autre que ce que les hommes déclarent être
des droits (49). A.J.M. Milne, dans un esprit voisin, tente de fonder les droits de
l'homme sur un « standard minimum » déterminé par certaines exigences morales
propres à toute vie sociale (50). Rick Johnstone écrit que « les droits de l'homme
ne “gagnent” pas parce qu'ils sont “vrais”, mais parce que la plupart des gens ont
appris qu'ils sont meilleurs que d'autres » (51). Ces propositions modestes, de
caractère pragmatique, sont peu convaincantes. Considérer que les droits ne sont
rien d'autre de ce que les gens estiment être tels revient à dire que les droits sont
d'une nature essentiellement procédurale. Le risque est alors grand de faire fluctuer
la définition des droits au gré des opinions subjectives de chacun. Cela revient du
même coup à transformer les droits naturels en vagues idéaux ou en droits positifs.
Or, les droits positifs sont encore moins « universaux » que les droits naturels,
puisque c'est bien souvent au nom d'un droit positif particulier que le discours des
droits de l'homme est récusé.
Guido Calogero estime, lui, que l'idée de fondement des droits de l'homme doit
être abandonnée au profit de celle de justification argumentative (52). Mais il admet
que cette proposition est peu satisfaisante, car elle fait dépendre la « vérité » des
droits de l'homme de la seule capacité d'argumentation des interlocuteurs, celle-ci
restant toujours suspendue à d'éventuels arguments nouveaux. La recherche de la
justification des droits de l'homme se ramène alors à la recherche argumentée d'un
consensus intersubjectif, et donc nécessairement provisoire, dans une optique qui
n'est pas sans rappeler l'éthique communicationnelle de Jürgen Habermas (53).
Norberto Bobbio, enfin, soutient qu'une fondation philosophique ou argumentative
des droits de l'homme est tout simplement impossible, et de surcroît inutile (54). Il
justifie cette opinion en constatant que les droits de l'homme, loin de former un
ensemble cohérent et précis, ont eu historiquement un contenu variable. Il admet
aussi que nombre de ces droits peuvent se contredire entre eux, et que la théorie de
droits de l'homme se heurte à toutes les apories du fondationnisme, car aucun
consensus ne pourra jamais s'établir sur les postulats initiaux. Un point de vue
assez proche a été émis par Chaïm Perelman.
Qu'on allègue la nature humaine ou la raison, la dignité de l'homme ou son
appartenance à l'humanité, la difficulté à fonder les droits de l'homme se révèle
donc insurmontable. Mais si les droits de l'homme ne sont pas fondés en vérité, leur
portée s'en trouve fortement limitée. Ils ne sont plus que des « conséquences sans
prémisses », comme aurait dit Spinoza. Au bout du compte, la théorie se ramène à
dire qu'il est préférable de ne pas subir d'oppression, que la liberté vaut mieux que
la tyrannie, qu'il n'est pas bien de faire du mal aux gens, et que les personnes
doivent être considérées comme des personnes plutôt que comme des objets,
toutes choses qu'on ne saurait contester. Un tel détour était-il nécessaire pour en
arriver là ?
A. B.
1. Le sentiment d’exister. Ce soi qui ne va pas de soi, Descartes et Cie, 2002, p. 453.
2. Politique et impolitique, Sirey, 1987, p. 192.
3. Ibid., p. 189.
4. Les droits de l’homme. Origines et aléas d’une idéologie moderne, Cerf, 2001, p. 7.
5. Sur l’extension tardive des droits de l’homme aux femmes, cf. notamment Xavier Martin,
L’homme des droits de l’homme et sa compagne, Dominique Martin Morin, Bouère 2001.
6. In Louis Favoreu (éd.), Cours constitutionnelles européennes et droits fondamentaux, Presses
universitaires d’Aix-Marseille, Aix-en-Provence, et Economica, 1982, p. 521.
7. Les origines de la France contemporaine. La Révolution, vol. 1, Hachette, 1878, p. 274.
8. On voit cependant mal comment un tel droit pourrait résulter de la nature purement individuelle
de l’homme, étant donné qu’il ne saurait y avoir d’« oppression » en dehors d’une société politique
établie.
9. Cf. « Sur le lieu commun : c’est peut-être vrai en théorie, mais en pratique cela ne vaut point »,
in Kant, Œuvres philosophiques, vol. 3, Gallimard-Pléiade, 1986, vol. 3, p. 265.
10. Les droits de l’homme : droits individuels ou droits collectifs ? Actes du Colloque de
Strasbourg des 13 et 14 mars 1979, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1980, p. 21.
11. « Les tâches de la philosophie politique », in La Revue du MAUSS, 1er sem. 2002, p. 279.
12. Le traité de Maastricht (1992) stipule que l’Union européenne « respecte les droits
fondamentaux tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales signée à Rome le 4 novembre 1950 ». Le traité d’Amsterdam
(1997) fait un pas de plus, en ajoutant que « l’Union européenne est fondée, notamment, sur le
principe du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». La Communauté
européenne (et non l’Union, qui ne possède pas de personnalité juridique) avait par ailleurs envisagé
d’adhérer à la Convention européenne des droits de l’homme. Mais un arrêt rendu par la Cour de
justice européenne en date du 28 mars 1996, a conclu qu’« en l’état actuel du droit communautaire,
la Communauté n’a pas compétence pour adhérer à la Convention ». Une telle adhésion aurait eu
pour conséquence de placer les institutions communautaires sous la tutelle juridique de la Convention
— à commencer par la Cour de justice de Luxembourg, qui se serait retrouvée dans la dépendance de
la Cour de Strasbourg. C’est la raison pour laquelle l’Union européenne, adoptant une solution de
rechange, a décidé d’énoncer une liste de « droits fondamentaux » protégés par l’ordre juridique
communautaire. Cette Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, adoptée par le
Conseil européen en l’an 2000, comprend 54 articles précédés d’un préambule. Son contenu révèle
un vaste syncrétisme d’inspirations. Quant à sa valeur juridique concrète, elle reste pour l’instant
assez floue. La question de savoir si la Charte pourra être invoquée devant le juge national,
notamment, n’a pas été tranchée.
13. Cf. notamment Institut international de philosophie (éd.), Les fondements des droits de
l’homme. Actes des entretiens de l’Aquila, 14-19 septembre 1964, Nuova Italia, Firenze 1966 ;
Mauricio Beuchot, Los derechos humanos y su fundamentación filosófica, Universidad
Iberoamericana, México 1997.
14. Marcel Gauchet, art. cit., p. 288.
15. « Natural Rights and Natural History », in The National Interest, été 2001, p. 19.
16. Ibid., p. 24.
17. Ibid., p. 30.
18. Individuals and Their Rights, Open Court, La Salle [Illinois] 1990.
19. Encyclopédie des sciences politiques, § 539, J. Vrin, 1988, p. 314.
20. « Human Nature and Human Rights », in The National Interest, hiver 2000-01, p. 81. Cf. aussi
Robin Fox, « Human Rights and Foreign Policy », in The National Interest, été 2002, p. 120.
21. Human Natures. Genes, Cultures, and the Human Prospect, Island Press, Washington 2000.
22. La société ouverte et ses ennemis [1953], Seuil, 1979. Popper estime que prendre exemple sur
la nature conduit immanquablement au holisme.
23. « Against Natural Rights », in Policy Review, hiver 1983, pp. 143-175.
24. « Le débat interculturel sur les droits de l'homme », in L'intégration républicaine, Fayard, 1998,
p. 252.
25. « Pensée sociologique et droits de l'homme », in Etudes sociologiques, PUF, 1988, p. 229.
26. Art. cit., p. 288.
27. Sur la critique des droits de l'homme par Jeremy Bentham, le fondateur de l'utilitarisme, cf.
Jeremy Waldron (ed.), « Nonsense Upon Stilts ». Bentham, Burke and Marx on the Rights of Man,
Methuen, London 1987 ; Hugo Adam Bedau, « “Anarchical Fallacies”: Bentham's Attack on Human
Rights », in Human Rights Quarterly, février 2000, pp. 261-279.
28. Métaphysique des mœurs, vol. 2, Doctrine du droit, doctrine de la vertu, Flammarion, 1994, p.
17.
29. Ibid., p. 333.
30. « L'empire de la morale », in Commentaire, automne 2001, p. 506.
31. A ceci près que, comme bien d'autres tenants d'une morale déontologique (Ronald Dworkin,
Bruce Ackerman, etc.), Rawls réintroduit subrepticement dans son discours un certain nombre de
considérations renvoyant malgré tout à la nature humaine (en particulier lorsque, évoquant
l'hypothétique « voile d'ignorance » qui caractériserait la « position originelle », il prête à l'homme une
tendance innée à refuser le risque).
32. Sous l’influence de Kant ou de l’empirisme de la table rase, nombreux sont les auteurs qui en
sont venus à nier tout simplement l’existence d’une nature humaine. Cf. en tout dernier lieu l'ouvrage
très critique de Steven Pinker, The Blank State. The Modern Denial of Human Nature (Viking Press,
New York 2002), qui a déjà donné lieu dans les pays anglo-saxons à un débat de grande ampleur.
Pinker voit dans la nature humaine, qu’il veut réhabiliter, un véritable « tabou moderne ».
33. Quelle justice ? Quelle rationalité ?, PUF, 1993.
34. Cf. notamment Myres S. McDougal, Harold D. Lasswell et Lung-chu Chen, Human Rights and
World Public Order, Yale University Press, New Haven 1980.
35. « On the Obsolescence of the Concept of Honour », in Stanley Hauerwas et Alasdair MacIntyre
(ed.), Revisions, University of Notre Dame Press, Notre Dame 1983.
36. Cf. Alain Goldmann, « Les sources bibliques des droits de l'homme », in Shmuel Trigano (éd.),
Y a-t-il une morale judéo-chrétienne ?, In Press, 2000, pp. 155-164.
37. Art. cit., p. 505.
38. De l'invention, 2, 166.
39. Un lointain écho de cette hiérarchie se retrouve dans la théologie chrétienne quand elle
distingue la « dignité parfaite » des chrétiens et la « dignité imparfaite » des non-baptisés.
40. Cf. Jacques Maritain, Les droits de l'homme, Desclée de Brouwer, 1989, pp. 69-72.
41. Citons par exemple A.I. Melden, Rights and Persons, Oxford University Press, Oxford 1972 ; et
Joel Feinberg, Rights, Justice, and the Bounds of Liberty, Princeton University Press, Princeton 1980.
42. Cf. à ce sujet S.S. Rama Rao Pappu, « Human Rights and Human Obligations. An East-West
Perspective », in Philosophy and Social Action, novembre-décembre 1982, p. 20.
43. Droit, communauté et humanité, Cerf, 2000, p. 67.
44. Social Ethics. A Student's Guide, Basil Blackwell, Oxford 1996, p. 44.
45. « On Speciesism », in Synthesis Philosophica, 2000, 1-2, p. 107.
46. « Les droits de l'homme pour les grands singes non humains ? », in Le Débat, janvier-février
2000, p. 159. Cf. dans le même numéro les interventions de Luc Ferry, Marie-Angèle Hermitte et
Joëlle Proust. Cf. aussi Peter Singer, La libération animale, Grasset, 1993 ; Paola Cavalieri et Peter
Singer, The Great Ape Project. Equality beyond Humanity, St Martin's Press, New York 1994. Une
argumentation analogue avait été soutenue en d'autres temps, mais sur le mode humoristique, par
Clément Rosset (Lettre sur les chimpanzés, Gallimard 1965). « Les animaux sont des hommes
comme les autres », n'a pas hésité à déclarer la princesse Stéphanie de Monaco. Une Déclaration
universelle des droits de l’animal a été proclamée le 15 octobre 1978 à l’Unesco. Son art. 1 affirme
que « tous les animaux naissent égaux devant la vie et ont les mêmes droits à l’existence ».
47. The Idea of Human Rights. Four Inquiries, Oxford University Press, New York 1998, pp. 11-41.
48. Human Rights as Politics and Idolatry, Princeton University Press, Princeton 2001.
49. In Our Own Best Interest. How Defending Human Rights Benefit Us All, Beacon Press, New
York 2002.
50. Human Rights and Human Diversity. An Essay in the Philosophy of Human Rights, Macmillan,
London 1986.
51. « Liberalism, Absolutism, and Human Rights. Reply to Paul Gottfried », in Telos, été 1999, p.
140.
52. « Il fondamento dei diritti dell'uomo », in La Cultura, 1964, p. 570.
53. Pour Habermas, l’agent est avant tout constitué par le langage, donc par l’échange
communicationnel. La raison serait appelée à progresser par le biais d’un consensus obtenu grâce à
la discussion. Cf. Théorie de l’agir communicationnel, Fayard, 1987, 2 vol. Habermas propose de
redéfinir les droits de l'homme à partir d'un respect du sujet en tant que support de l'« activité
communicationnelle ». Il nie d'autre part que les droits de l'homme soient de nature morale, ajoutant
toutefois que « ce qui leur confère une apparence de droits moraux n'est pas leur contenu [...] mais le
sens de leur validité, qui dépasse l'ordre juridique des Etats-nations » (La paix perpétuelle. Le
bicentenaire d'une idée kantienne, Cerf, 1996, p. 86).
54. Per una teoria generale della politica, Einaudi, Torino 1999, pp. 421-466.
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